Préambule du Dr Jean-Pierre Kibarian, président de la Société Bibliophilique Ani
C’est à l’occasion d’une rencontre avec l’historien Meroujan Garabedian de l’Institut des manuscrits à Erevan, que j’ai eu connaissance des travaux du savant russe Nicolas Marr et en particulier son livre intitulé Ani, fruit de nombreuses campagnes archéologiques sur le site de cette ville qui a appartenu jusqu’en 1914 à l’Empire russe. Publié en 1934, cet ouvrage consacré à Ani, la prestigieuse capitale arménienne, constitue plus qu’un essai marquant dans l’histoire de l’art. Il présente un intérêt historique et archéologique à la fois exceptionnel et universel.
Malheureusement, à partir d’un tirage initial restreint, seuls quelques exemplaires – de surcroît en langue russe – ont survécu aux destructions des guerres et aux vicissitudes ordinaires qui font le singulier destin des livres.
L’auteur, l’archéologue Nicolas Marr, était également l’un des plus grands linguistes sinon le plus renommé d’Union soviétique durant les années 1920. Il fut vice-président de l’Académie des Sciences de Russie de 1930 jusqu’à sa mort en 1934.
C’est grâce aux fouilles sur le site d’Ani qu’il a édifié une théorie fort controversée, baptisée “japhétique” par référence à Japhet, troisième fils de Noé, qui serait à l’origine des puples dits “indo-européens”. Dénommée ensuite “nouvelle théorie linguistique”, cette conception sera l’antithèse de la vison cyclique de l’histoire qu’avait définie l’historien et philosophe italien Vico (1668-1744) et dont Michelet s’inspira largement.
Le sort a voulu que tous les matériaux recueillis pendant de nombreuses années à Ani, (journaux de fouille, plans, dessins, photographies) et destinés à l’Institut d’Histoire et d’Archéologie de Tiflis, ont été égarés ou détruits lors d’un transport entre Armavir et Bakou.
Ce n’était que justice de rendre un hommage posthume à Nicolas Marr et c’est la raison pour laquelle l’association que je préside a décidé de faire traduire et paraître cet ouvrage afin de le porter à la connaissance du public occidental.
Biographie de Nicolas Y. Marr
De mère géorgienne et de père écossais, Nicolas Yacovlevitch Marr est né le 25 décembre 1864 à Koutaïssi en Géorgie. Brillant helléniste et latiniste, il est diplômé en 1884 du lycée de Koutaïssi avant d’être reçu à l’Université de Saint-Pétersbourg dans la section orientaliste, où il se spécialise en arménien, géorgien et iranien et poursuit des études d’érudition classique. En 1891, il est “remarqué” à l’Université de Saint-Pétersbourg et devient en 1900 directeur d’études en philologies arménienne et géorgienne. Un an plus tard, il obtient le titre de docteur en philologie et se voit nommé professeur de langue et de littérature arméniennes. Ce qui lui vaudra de solides inimitiés. En 1915 et 1916, durant la Première guerre mondiale, il part avec Orbéli à Van, alors située dans la zone russe, pour y étudier les inscriptions cunéiformes ourartéennes. Après l’instauration du régime soviétique, il élabore une méthode d’analyse paléontologique et l’applique à l’étude des langues non écrites de certains peuples.
En 1922, à l’initiative de Lénine et sur son ordre, il fonde l’Académie d’Histoire des Vestiges Matériels, qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Il crée également l’Institut d’Etudes d’Ethnologie et de Culture Nationales des Peuples d’Orient, dont il sera le premier directeur en 1925. De son propre aveu, il maîtrise toutes les langues caucasiennes. Parallèlement, il se consacre à l’étude du sanscrit, du persan ancien et du pehlevi. De 1925 à 1930, il est à la tête de la Bibliothèque Nationale de Leningrad et devient, à partir de 1930, vice-président de l’Académie des Sciences d’Union soviétique. Dès 1931, il fonde l’Institut de Japhétisme (rebaptisé Institut de Langue et de Pensée), où l’on étudie la japhétologie, discipline qui prétend englober toutes les langues du monde. En 1934, il organise une expédition scientifique vers Chypre et les côtes méridionales de la Grèce, et meurt la même année, quelques mois après la parution de son ouvrage fondamental sur la ville d’Ani.
Marr débute sa carrière scientifique comme historien de la littérature arménienne ancienne : il s’intéresse minutieusement aux œuvres de Yeghishé, Yeznik de Kolb, Lazare Parbetsi et Mékhitar Koch. Afin de traiter les questions d’histoire littéraire, il s’est penché sur les collections de recueils historiques manuscrits rédigés dans les langues des peuples chrétiens d’Orient. Au cours de ses voyages d’études à Etchrniadzine, au Sinaï et au Mont-Athos, il a publié plusieurs documents de premier ordre, et en particulier la traduction en arabe d’Agathange. Au travers de ses articles et monographies consacrés aux oeuvres de Movsès Khorénatsi, Sébéos, Hovannès Goriun, Chota Roustaveli ou Pedritsi, Marr a mis en relief le rôle des écrits arméniens dans la reconstitution des textes originels en langues syriaque et grecque. Dans l’étude des cultures, Marr a souvent fait référence à l’histoire ethnographique et religieuse des peuples de Transcaucasie. C’est lui qui, le premier, a démontré, qu’au début du huitième siècle, les liens culturels et littéraires ne se sont pas interrompus par la transformation des églises chrétiennes en églises nationales. En 1890, Marr a étudié les manuscrits arméniens des bibliothèques d’Etchrniadzine et de Sevan. Par la suite, il a commencé des fouilles dans les sites archéologiques d’Arménie à Agner, Chirakavan, Dvin. Zvarnots et Garni. Parallèlement à ces premiers chantiers. Marr s’est occupé essentiellement des fouilles d’Ani. De 1893 à 1917, avec des interruptions. Il s’agissait de la première entreprise archéologique, méthodique et programmée en Arménie, Dans le cadre de ses recherches, il a découvert la statue complète du roi Gaguik Ier Bagratouni et la cathédrale construite par Gaguik, identique par son plan et sa forme à celle de Zvarnots. A côté des monuments architecturaux et artistiques, il ne manquait pas d’étudier l’urbanisme du Moyen-Age, la structure sociale et administrative de la ville, le commerce et l’artisanat…
Son œuvre comporte l’ouvrage intitulé “Ani”, publié en 1934. Rédigé en langue russe, ce livre recense ses études scientifiques sur Ani et une approche méthodologique pour l’étude de l’histoire du Moyen-Age dans le Caucase. Grâce aux fouilles qui se sont étalées durant presque deux décennies, les schémas de pensée ont été radicalement bouleversés. Marr a ainsi jeté de nouvelles bases de méthodes de travail pour l’académie arménienne. Au travers de ses travaux à Ani, il a élaboré et fixé, dès ses premières publications, les principes et les modalités de recherche des sources d’inscriptions rupestres. Grâce à cet approfondissement, l’étude des vestiges matériels a pu confirmer l’hypothèse avancée par le savant russe, suivant laquelle l’histoire des Arméniens et de leur culture n’obéit pas à un processus isolé dans l’espace. Les preuves accumulées dans les faits linguistiques, l’histoire, la littérature et les récits populaires ont été vérifiées par les objets recueillis lors des fouilles. Entre 1909 et 1910, la découverte des vichaps dans les monts de Kégham et leur examen a amené Marr à chercher à démontrer l’existence de liens entre les représentations cultuelles arméniennes et le monde sémitique.
Durant les deux premières décennies de son activité scientifique, Marr s’est occupé pour l’essentiel de l’étude comparative des textes d’origine rédigés en différentes langues. Dans le domaine linguistique, il a été confronté aux problèmes de terminologie, d’emprunts culturels et d’interpénétration. Il a ainsi mis l’accent sur les mots arméniens, et par leur intermédiaire, sur les mots géorgiens, empruntés aux langues orientales. Ce succès de la philologie arméno-géorgienne (de même que la présence dans la langue arménienne, d’éléments non indo-européens, selon l’affirmation de Marr) a conservé jusqu’à aujourd’hui sa valeur scientifique. Les travaux théoriques de Marr concernant le problème de l’origine des langues se divisent en trois périodes. De 1908 à 1916, n’ont été considérées comme japhétiques que les langues kartvéliques, puis en 1916-1920, ont été englobées les langues abkhaze et daghestanaise, et dans la troisième période, l’étrusque et le basque. Point culminant des hypothèses de Marr, une nouvelle théorie s’est peu à peu mise en place. Avant de se transformer – indépendamment de l’avis de son auteur et en dépit d’erreurs de départ – en une école qui par la suite justifiera la critique.
Fondée sous l’autorité de Marr (1912-1922), la revue académique Khristanski Vostok (Orient Chrétien) est une publication unique. Dans certains domaines scientifiques, plusieurs élèves de Marr, comme N, Adontz, H. Orbéli, I. Djavakhichvili, I. Mechtchannikov, G. Ghapantzian et V. Abaev ont joué un grand rôle. L’histoire de cette nouvelle phase de la caucasologie est étroitement liée aux noms de Marr et de ses condisciples durant l’agonie du peuple arménien, en particulier en 1916. Grâce aux efforts du savant russe ont pu être sauvés de nombreux monuments de la culture arménienne, qui représentaient à ses yeux l’âme du peuple arménien.
Editeur : Anagramme Éditions
Auteur : Nicolas Yacovlevich Marr
Année : 2001
Nombre de pages : 224 pages
Format : 21 x 27 cm